La gouvernance des ressources marines partagées : enjeux juridiques et défis contemporains

Les océans, qui couvrent plus de 70% de la surface terrestre, constituent un patrimoine commun dont l’exploitation soulève des questions juridiques complexes. Le régime d’accès aux ressources marines partagées s’est construit progressivement à travers différents instruments internationaux, notamment la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) de 1982. Face aux pressions croissantes exercées sur ces ressources – surpêche, pollution, changements climatiques – le cadre juridique évolue constamment pour tenter de concilier exploitation économique et préservation environnementale. Cette dynamique s’inscrit dans un contexte de tensions entre États côtiers, puissances maritimes traditionnelles et nouveaux acteurs émergents, chacun revendiquant des droits sur ces espaces et ressources limités.

L’évolution historique du cadre juridique international des ressources marines

Le droit de la mer a connu une transformation majeure au cours du XXe siècle, passant d’un régime de liberté quasi absolue à un système plus encadré. Jusqu’au milieu du siècle dernier, la gouvernance des océans était principalement régie par le principe de la liberté des mers, théorisé par Hugo Grotius dès 1609. Ce principe permettait à toutes les nations d’accéder librement aux ressources marines au-delà d’une étroite bande côtière.

La première Conférence des Nations Unies sur le droit de la mer en 1958 a marqué le début d’une codification plus systématique, aboutissant à quatre conventions distinctes traitant de différents aspects du droit maritime. Toutefois, c’est véritablement la CNUDM de 1982, souvent qualifiée de « Constitution des océans », qui a révolutionné l’approche juridique des espaces marins. Ce texte fondamental, entré en vigueur en 1994, a établi un équilibre délicat entre les intérêts des États côtiers et la préservation du caractère commun de certaines zones marines.

La CNUDM a instauré plusieurs zones maritimes aux régimes juridiques différenciés :

  • La mer territoriale (jusqu’à 12 milles marins), où l’État côtier exerce sa pleine souveraineté
  • La zone économique exclusive (jusqu’à 200 milles marins), où l’État côtier possède des droits souverains sur les ressources naturelles
  • Le plateau continental, pouvant s’étendre au-delà des 200 milles, où l’État côtier détient des droits sur les ressources du sol et du sous-sol
  • La haute mer, espace international ouvert à tous les États
  • La Zone (fonds marins au-delà des juridictions nationales), considérée comme patrimoine commun de l’humanité

Parallèlement à ce cadre général, des accords régionaux et sectoriels ont émergé pour gérer des ressources spécifiques. Ainsi, les organisations régionales de gestion des pêches (ORGP) comme la Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique (CICTA) ou la Commission des pêches du Pacifique occidental et central (WCPFC) ont été créées pour coordonner la gestion des stocks halieutiques partagés.

Plus récemment, les négociations pour un traité sur la biodiversité marine des zones au-delà des juridictions nationales (BBNJ) témoignent de la volonté de combler les lacunes du régime existant. Adopté en 2023 après plus de dix ans de négociations, ce nouvel instrument juridique vise à organiser la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité dans les zones non soumises aux juridictions nationales, représentant près de la moitié de la surface terrestre.

Le régime juridique des pêcheries internationales : entre souveraineté et coopération

La gestion des ressources halieutiques constitue l’un des enjeux les plus pressants du droit de l’accès aux ressources marines partagées. Selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), environ 34% des stocks mondiaux de poissons sont surexploités, menaçant la sécurité alimentaire et les moyens de subsistance de millions de personnes.

Le cadre juridique des pêcheries internationales repose sur un équilibre subtil entre les droits souverains des États côtiers dans leurs zones économiques exclusives (ZEE) et l’obligation de coopération pour les ressources partagées ou migratrices. Dans les ZEE, qui concentrent environ 90% des captures mondiales, les États côtiers déterminent les totaux admissibles de captures (TAC) et les conditions d’accès pour les flottes étrangères. Ces droits s’accompagnent toutefois d’une obligation de gestion durable, comme l’a rappelé le Tribunal international du droit de la mer (TIDM) dans son avis consultatif de 2015 sur la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN).

Pour les espèces migratrices traversant plusieurs juridictions, l’Accord des Nations Unies sur les stocks de poissons de 1995 constitue l’instrument de référence. Il instaure un mécanisme de coopération obligatoire via les ORGP, qui adoptent des mesures contraignantes comme :

  • La fixation de quotas par espèce et par pays
  • La définition de tailles minimales de capture
  • La réglementation des engins de pêche autorisés
  • L’instauration de périodes de fermeture de la pêche
  • La mise en place de systèmes de surveillance des navires

Le défi de la pêche illicite, non déclarée et non réglementée

La pêche INN représente une menace majeure pour la durabilité des ressources marines. Estimée entre 11 et 26 millions de tonnes par an, soit jusqu’à 20% des captures mondiales, elle génère des pertes économiques considérables et compromet les efforts de conservation. Pour lutter contre ce fléau, plusieurs instruments juridiques ont été développés, notamment l’Accord relatif aux mesures du ressort de l’État du port (PSMA) de 2009, qui permet aux États de refuser l’accès à leurs ports aux navires soupçonnés de pêche illégale.

Le Règlement européen INN (1005/2008) illustre une approche régionale ambitieuse, avec un système de certification des captures et un mécanisme de « cartons jaunes et rouges » pour les pays tiers ne coopérant pas dans la lutte contre la pêche illégale. Des pays comme la Thaïlande, le Vietnam ou les Comores ont ainsi fait l’objet de procédures pouvant aboutir à des restrictions commerciales.

La jurisprudence internationale a progressivement clarifié les obligations des États en matière de contrôle des navires battant leur pavillon. L’affaire du Virginia G (Panama c. Guinée-Bissau, 2014) devant le TIDM a précisé l’étendue des pouvoirs de contrôle des États côtiers, tandis que l’arbitrage dans l’affaire Arctique Sunrise (Pays-Bas c. Russie, 2015) a souligné les limites de ces pouvoirs face aux droits de navigation.

L’exploration et l’exploitation des ressources minérales des fonds marins

Les fonds marins contiennent d’importantes ressources minérales dont l’exploitation suscite un intérêt croissant : nodules polymétalliques riches en manganèse, nickel et cobalt, sulfures hydrothermaux contenant du cuivre et des métaux précieux, et encroûtements cobaltifères. Ces ressources, stratégiques pour la transition énergétique et les technologies numériques, font l’objet d’un régime juridique distinct selon leur localisation.

Pour les ressources situées dans les zones sous juridiction nationale, les États côtiers exercent des droits souverains sur l’exploration et l’exploitation du plateau continental, conformément à la Partie VI de la CNUDM. Ces droits s’étendent automatiquement jusqu’à 200 milles marins et peuvent être prolongés jusqu’à 350 milles sous certaines conditions géologiques, après validation par la Commission des limites du plateau continental. Plusieurs États, dont la France, la Russie et le Brésil, ont ainsi déposé des demandes d’extension, créant parfois des chevauchements de revendications qui nécessitent des négociations bilatérales.

En revanche, les ressources minérales situées au-delà des juridictions nationales relèvent du régime de la Zone (Partie XI de la CNUDM), considérée comme « patrimoine commun de l’humanité ». Leur exploitation est supervisée par l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM), organisation intergouvernementale créée en 1994. L’AIFM développe progressivement un Code minier comprenant :

  • Des règlements sur la prospection et l’exploration des différentes ressources
  • Des procédures d’attribution des contrats d’exploration
  • Des normes environnementales pour protéger l’écosystème marin
  • Un mécanisme de partage des bénéfices avec l’ensemble de la communauté internationale

À ce jour, l’AIFM a délivré 31 contrats d’exploration à des entités publiques et privées, couvrant plus de 1,5 million de km² de fonds marins. La perspective d’une exploitation commerciale imminente soulève néanmoins d’intenses débats. En juin 2023, la République de Nauru a invoqué la « clause des deux ans » prévue par l’Accord de 1994, obligeant l’AIFM à finaliser son règlement d’exploitation ou à examiner les demandes selon les règles existantes. Cette démarche a accéléré les négociations tout en ravivant les tensions entre partisans d’un moratoire préventif et défenseurs d’une exploitation encadrée.

Les enjeux environnementaux et le principe de précaution

L’exploitation minière des fonds marins soulève d’importantes préoccupations environnementales en raison des écosystèmes uniques et encore mal connus qu’ils abritent. Le principe de précaution, reconnu dans la Déclaration de Rio de 1992 et intégré dans de nombreux instruments juridiques maritimes, joue un rôle central dans ce débat.

La Chambre pour le règlement des différends relatifs aux fonds marins du TIDM a précisé la portée de ce principe dans son avis consultatif de 2011. Elle a souligné l’obligation des États patronnant des activités dans la Zone d’appliquer une « approche de précaution » et d’exiger des études d’impact environnemental complètes. Cette jurisprudence a influencé l’élaboration des règlements de l’AIFM, qui prévoient désormais des obligations substantielles en matière de protection environnementale.

Plusieurs organisations non gouvernementales comme Greenpeace et Deep Sea Conservation Coalition militent pour un moratoire sur l’exploitation minière des grands fonds, rejointes par des pays comme la France, le Chili et les Fidji. À l’opposé, des États comme la Chine, la Russie et Singapour soutiennent le développement rapide d’un cadre permettant l’exploitation commerciale. Ce clivage reflète des visions divergentes du principe de précaution et de l’équilibre entre protection environnementale et développement économique.

Les enjeux de la bioprospection marine et de l’accès aux ressources génétiques

La bioprospection marine – recherche de composés biologiques marins présentant un potentiel commercial dans les secteurs pharmaceutique, cosmétique ou biotechnologique – soulève des questions juridiques complexes à l’intersection du droit de la mer, du droit de la biodiversité et du droit de la propriété intellectuelle. Les océans abritent une biodiversité exceptionnelle : plus de 34 000 produits naturels marins ont été identifiés, et le nombre de brevets liés à des gènes marins augmente de 12% par an.

Dans les zones sous juridiction nationale, l’accès aux ressources génétiques marines (RGM) est régi par la souveraineté des États côtiers, conformément à la Convention sur la diversité biologique (CDB) de 1992 et au Protocole de Nagoya de 2010. Ces instruments instaurent un système d’accès et de partage des avantages (APA) basé sur le consentement préalable et les conditions mutuellement convenues. Plusieurs pays dotés d’écosystèmes marins riches ont développé des législations spécifiques, comme le Brésil (Loi n°13.123/2015), les Philippines (Executive Order 247) ou l’Australie (Environment Protection and Biodiversity Conservation Act).

La situation est plus complexe pour les RGM situées au-delà des juridictions nationales. Pendant longtemps, ces ressources ont évolué dans un vide juridique, n’étant explicitement couvertes ni par le régime de la haute mer (liberté de la recherche scientifique) ni par celui de la Zone (patrimoine commun limité aux ressources minérales). Cette ambiguïté a favorisé une appropriation privative par les entités capables de mener des expéditions coûteuses, principalement des instituts de recherche et entreprises des pays développés.

Le nouveau traité BBNJ : une avancée pour la gouvernance des ressources génétiques

Le traité sur la biodiversité marine des zones au-delà des juridictions nationales (BBNJ), adopté en mars 2023 après plus de quinze ans de discussions, constitue une avancée majeure pour combler cette lacune. Ce traité établit un cadre juridique pour :

  • L’accès aux ressources génétiques marines et le partage juste et équitable des avantages
  • Les études d’impact environnemental des activités en haute mer
  • La création d’aires marines protégées au-delà des juridictions nationales
  • Le transfert de technologies marines et le renforcement des capacités

Concernant spécifiquement les RGM, le traité BBNJ instaure un mécanisme innovant qui reconnaît ces ressources comme « faisant partie du patrimoine commun de l’humanité » tout en maintenant la liberté d’accès pour la recherche scientifique. Il prévoit un partage obligatoire des avantages monétaires (à travers un fonds international) et non monétaires (accès aux échantillons, transfert de technologies, partage des connaissances). Un système de traçabilité des ressources collectées sera mis en place via une plateforme numérique mondiale.

Ce nouveau régime soulève néanmoins des questions d’articulation avec le droit de la propriété intellectuelle. Si le traité n’interdit pas le brevetage des inventions dérivées de RGM, il encourage la divulgation de l’origine des ressources utilisées. Cette approche, qui rejoint les discussions menées à l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) sur la protection des savoirs traditionnels et des ressources génétiques, pourrait influencer l’évolution des systèmes de brevets nationaux et internationaux.

Des tensions persistent quant à l’application rétroactive du traité aux collections existantes et aux droits acquis. La Collection allemande de micro-organismes et de cultures cellulaires (DSMZ) ou le Centre national de ressources génétiques marines japonais détiennent des milliers d’échantillons marins collectés avant l’adoption du traité, dont le statut juridique reste incertain. Ces questions devront être clarifiées lors de la mise en œuvre du traité, qui nécessite 60 ratifications pour entrer en vigueur.

Vers une gouvernance intégrée et équitable des océans

Le droit de l’accès aux ressources marines partagées se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins, confronté à des défis sans précédent qui appellent une refonte de la gouvernance océanique mondiale. La fragmentation institutionnelle constitue l’un des obstacles majeurs à une gestion cohérente : plus de 20 organisations internationales interviennent dans la gouvernance des océans, souvent avec des mandats qui se chevauchent ou laissent des lacunes. Cette architecture complexe entrave l’adoption d’approches intégrées nécessaires pour faire face aux menaces interconnectées pesant sur les écosystèmes marins.

L’émergence du concept de planification spatiale marine représente une tentative de dépasser cette fragmentation. Promu par l’UNESCO et progressivement intégré dans les législations nationales comme la Directive-cadre européenne pour la planification de l’espace maritime (2014/89/UE), ce concept vise à coordonner les différents usages de la mer (pêche, transport, énergies renouvelables, conservation) dans une approche écosystémique. Des initiatives pionnières comme le Plan spatial marin belge en mer du Nord ou le Great Barrier Reef Marine Park australien démontrent la faisabilité de cette approche, qui reste toutefois difficile à transposer en haute mer.

Le principe d’équité intergénérationnelle, qui sous-tend le concept de développement durable, gagne en importance dans le droit maritime. Il implique que l’exploitation actuelle des ressources marines ne doit pas compromettre les droits des générations futures à en bénéficier. Cette dimension temporelle trouve un écho dans la création d’aires marines protégées (AMP), dont la surface mondiale a considérablement augmenté ces dernières années pour atteindre environ 8% des océans. La réserve marine des Terres australes françaises, le monument national marin de Papahānaumokuākea aux États-Unis ou le sanctuaire de Pelagos en Méditerranée illustrent différents modèles de protection.

Le défi de l’équité entre États dans l’accès aux ressources marines

La question de l’équité entre États constitue une dimension fondamentale de la gouvernance des ressources marines partagées. Le principe des responsabilités communes mais différenciées, issu du droit international de l’environnement, trouve progressivement sa place dans le droit de la mer. Il reconnaît que tous les États n’ont pas contribué de manière égale à la dégradation des océans et ne disposent pas des mêmes capacités pour y remédier.

Cette approche différenciée se traduit par plusieurs mécanismes :

  • Des dispositions spécifiques pour les pays en développement dans les accords internationaux
  • Des programmes de renforcement des capacités et de transfert de technologies
  • Des périodes de transition plus longues pour l’application de certaines obligations
  • Des mécanismes de financement comme le Fonds pour l’environnement mondial (FEM)

L’enjeu de l’équité se pose avec une acuité particulière pour les petits États insulaires en développement (PEID). Ces pays, comme les Maldives, Kiribati ou Tuvalu, possèdent d’immenses zones économiques exclusives dont ils peinent à assurer la surveillance et l’exploitation durable. Les accords de pêche qu’ils concluent avec des puissances halieutiques comme l’Union européenne, le Japon ou la Chine soulèvent des questions d’équité dans le partage des bénéfices. Le récent jugement de la Cour internationale de Justice sur les obligations des États en matière de changement climatique (Vanuatu, 2023) pourrait influencer l’interprétation des responsabilités différenciées dans le domaine maritime.

La montée en puissance de nouveaux acteurs comme la Chine, qui possède la plus grande flotte de pêche lointaine au monde et investit massivement dans l’exploration des fonds marins, redessine les équilibres géopolitiques. Face à cette évolution, des coalitions d’États aux intérêts convergents se forment, comme l’Alliance des petits États insulaires (AOSIS) ou le Groupe des États africains à l’AIFM, pour peser davantage dans les négociations internationales.

L’implication croissante d’acteurs non étatiques – organisations non gouvernementales, communautés autochtones, entreprises multinationales – complexifie encore la gouvernance. Le droit maritime contemporain tend à reconnaître progressivement leur rôle, comme l’illustre le statut d’observateur accordé à certaines ONG dans les organisations régionales de pêche ou la reconnaissance des savoirs écologiques traditionnels dans la gestion côtière.

Cette évolution vers une gouvernance plus inclusive s’accompagne d’une attention accrue aux droits procéduraux – accès à l’information, participation aux processus décisionnels, accès à la justice – qui constituent des leviers essentiels pour garantir l’équité. La Convention d’Aarhus et son protocole sur les registres de rejets et transferts de polluants, bien que limités géographiquement, offrent un modèle potentiellement transposable à l’échelle mondiale pour renforcer la transparence et la participation publique dans la gouvernance des océans.